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Repenser le livre et ses pratiques dans un monde en mutation
Organisé à Louvain-la-Neuve le 23 juin dernier, le 10e colloque du PILEn a mis en lumière les évolutions profondes des pratiques de lecture, l’impact du numérique et de l’intelligence artificielle (IA), ainsi que les nouvelles dynamiques qui façonnent l’avenir du livre, bien au-delà de l’objet en question. L’occasion de s’interroger sur les paysages de la lecture, les pratiques et l’accessibilité.
Lecture en crise : une évolution générationnelle
Depuis plusieurs décennies, la lecture connaît une baisse significative, une tendance qui se renforce au fil des années. Un constat dressé et expliqué en détail par Louis Wiart, professeur à l’ULB et coauteur avec Philippe Chantepie d’Économie du livre, qui a analysé les causes de ce recul. Selon lui, « le déclin de la lecture est une tendance générationnelle qui s’est accélérée dans les années 1990. Jadis acte valorisé, la lecture a perdu son statut social au profit des nouvelles pratiques numériques (le temps consacré à la lecture est très inférieur à celui passé sur écran) ». D’après les dernières données du Centre national du livre (CNL), en 2025, 17 % des Français se déclarent « pas du tout lecteurs ». En Belgique, ce taux de non-lecteurs est estimé à 28 %, un chiffre particulièrement alarmant, bien que ces chiffres ne soient pas strictement comparables. Cette évolution s’accompagne d’un vieillissement du lectorat, avec une féminisation croissante, et d’un désengagement plus marqué des hommes, particulièrement chez les jeunes adultes. L’impact des écrans est incontestable, souligne Louis Wiart : les jeunes passent cinq heures par jour devant un écran, alors que le temps consacré à la lecture (support papier ou numérique) n’excède souvent pas trente minutes par jour. Ce déséquilibre a profondément modifié les habitudes de lecture. Le passage d’une lecture intensive à une lecture plus superficielle, rapide et fragmentée, est désormais la norme. C’est ce que Louis Wiart appelle l’« hyperlecture », où le lecteur navigue d’un lien à l’autre, sans s’attarder sur un contenu.
Le numérique : entre hybridation et fragmentation des pratiques
Si le livre physique perd de son attrait pour une partie de la population, le numérique offre des solutions nouvelles, mais non sans conséquences. En effet, l’évolution des technologies numériques transforme profondément les pratiques de lecture, notamment par la multiplication des supports : liseuses, livres audio, webtoons, etc. L’un des points abordés lors du colloque par François Annycke, directeur de l’agence régionale du Livre et de la Lecture des Hauts-de-France, a été l’évolution des bibliothèques et leur adaptation aux nouvelles réalités numériques. Selon lui, les bibliothèques doivent évoluer et devenir des tiers-lieux, des espaces hybrides où la lecture traditionnelle côtoie d’autres pratiques culturelles comme le gaming, les podcasts, la vidéo. Pour Diane-Sophie Couteau, directrice de la Lecture publique à la Fédération Wallonie- Bruxelles, « les bibliothèques ne sont plus seulement des lieux de prêt de livres. Ce sont des lieux de rencontres, d’échanges, de médiation culturelle où l’on peut aussi accéder à des contenus numériques et interagir avec des technologies innovantes ». Ce à quoi François Annycke a ajouté : « En milieu rural, leur rôle est encore plus crucial, comme carrefours d’échanges sociaux et culturels. »
L’objectif est d’offrir aux usagers des moyens diversifiés de consommer de la culture et de l’information. Le numérique, tout en enrichissant l’expérience de lecture, a toutefois tendance à fragmenter le temps de lecture et à induire un « papillonnage informationnel », un mode de lecture rapide et discontinu, bien éloigné de la concentration intense que requiert un roman traditionnel. Si cette fragmentation des pratiques n’est pas nouvelle (par exemple, le fait de feuilleter un journal ou un magazine), elle s’intensifie avec le numérique et devient un facteur de surconsommation des informations. En conséquence, de nombreux lecteurs privilégient désormais les formats numériques pour leur côté pratique et leur mobilité, mais ne renoncent pas pour autant à la lecture traditionnelle.
L’intelligence artificielle : une opportunité pour l’accessibilité du livre
L’un des enjeux majeurs pour l’avenir du livre demeure l’accessibilité. L’IA pourrait, dans ce contexte, jouer un rôle clé, en rendant le contenu plus accessible à un public plus large, notamment les personnes en situation de handicap, ou les publics empêchés (lecteurs malvoyants, dyslexiques, etc.).
Julien Lefort-Favreau, professeur agrégé au département d’Études françaises de l’université Queen’s (Kingston, Canada), a expliqué comment les technologies d’IA pouvaient aider à adapter les livres pour les rendre accessibles à un plus grand nombre de lecteurs. « L’IA permet de corriger les erreurs de structure, d’adapter les livres scolaires, et de rendre les textes plus accessibles à toutes les personnes, qu’elles soient dyslexiques, malvoyantes ou allophones », a-t-il commenté. Ces technologies permettent également la description d’images, l’annotation des textes, l’intégration de contenu audio ou visuel, rendant l’expérience de lecture plus interactive. Dans le cas des manuels scolaires, l’IA ouvre la voie à des livres personnalisés qui s’adaptent au rythme et aux besoins de chaque utilisateur et ce, dès le plus jeune âge.
Toutefois, bien que l’IA présente une opportunité d’apporter une nouvelle expérience de lecture aux publics à besoins spécifiques, plusieurs intervenants ont rappelé l’importance de l’aspect humain, notamment dans l’apprentissage de la lecture. Adrien Wallet, professeur des écoles et enseignant à l’INSEAC (Guingamp, France) l’a rappelé : « L’apprentissage de la lecture est une expérience humaine et affective, et il est essentiel de préserver cette dimension, malgré les outils technologiques. »
À l’ère de l’abondance
L’édition face à l’IA et à l’explosion de la production éditoriale : une autre réflexion essentielle du colloque a porté sur l’économie du livre, marquée par une surproduction et une concentration du marché sur les bestsellers. David Piovesan, maître de conférences HDR à l’université Jean-Moulin Lyon 3 et expert en économie du livre, a souligné la logique actuelle de production de livres à grande échelle, qui aboutit à une surabondance de titres, dont une grande majorité finit au pilon : « Chaque année, 80 000 nouveautés sont publiées, mais une grande partie de ces livres ne trouvent pas de public, ce qui soulève la question de l’économie de l’abondance. »
Ce phénomène est exacerbé par l’IA, qui permet une production de contenus à une échelle jamais atteinte auparavant. Si l’IA peut offrir une opportunité en matière de curation et de personnalisation des livres, elle soulève aussi des questions sur l’authenticité des créations et la qualité des textes produits. Marc Lefebvre, webdesigner au sein du studio multimédia des éditions Dupuis pour la plateforme de webtoon ONO, a mis en garde contre la possible uniformisation des contenus générés par l’IA, qui risquent de produire des copies d’œuvres existantes, privant les lecteurs de la diversité culturelle et de la richesse des créations humaines. L’occasion pour Alok Nandi, directeur de création interactive, de rappeler la diffusion récente de la Charte pour une utilisation responsable de l’intelligence artificielle dans le secteur des écritures et du livre 4, portée par tous les acteurs de la filière du livre, et dont l’objectif est de baliser les usages de l’IA tout en garantissant l’expression des récits humains et la diversité des voix possibles ou les plus abouties, et les plus diversifiées.
Repenser le rôle du livre dans une société numérique
Les intervenants du colloque ont mis en lumière les mutations profondes du secteur du livre et de la lecture. Si la lecture traditionnelle fait face à un déclin, l’IA et le numérique peuvent offrir des solutions pour réinventer le rôle du livre dans la société. Cependant, cette évolution soulève des questions éthiques, sociales, économiques cruciales. Les professionnels du livre, qu’ils soient éditeurs, libraires ou bibliothécaires, doivent réfléchir à leur rôle dans ce nouvel écosystème où l’acte de lire, au-delà de l’objet livre, prend de nouvelles formes.
La lecture ne doit pas être vue uniquement comme un acte économique lié à l’achat de livres, mais comme un acte social, culturel et éducatif, porteur de sens pour les lecteurs de demain. Face à la surproduction, à la numérisation du secteur et à l’irruption de l’IA, il devient essentiel de repenser l’écosystème du livre en plaçant le lecteur au centre de cette réflexion. Les intervenants du colloque ont fait le tour des bouleversements profonds et multifactoriels qui transforment la filière du livre. Philippe Goffe, président du PILEn, a conclu la journée en soulignant l’importance de s’interroger sur les prémices de notre pensée et de nos professions, face aux changements rapides et parfois déroutants. « Il faut agir, s’interroger sur ce qui est constant dans nos métiers et repenser nos pratiques au quotidien », a-t-il affirmé. Selon lui, cette réflexion continue est indispensable pour éviter l’étouffement de la diversité culturelle et redonner à la lecture toute sa place dans une société où l’accès à la culture et au divertissement passe par des moyens de plus en plus hybrides. La question n’est pas de savoir si le livre disparaîtra, mais comment le rendre plus accessible, pertinent et inclusif.
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