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Le sentiment d’une nécessité, à tort ou à raison
Indissociablement auteur et éditeur, Benoît Peeters dirige Les Impressions Nouvelles depuis plus de vingt-cinq ans, en s’appuyant sur l’énergie collective des collaborations et en apportant toujours la plus grande attention aux spécificités de chaque ouvrage porté par la maison. Une maison éclectique, où se mêlent dans un tourbillon d’érudition et d’émulation les sciences humaines, la littérature, la bande dessinée et le cinéma. Bien que vivace, ce travail de longue haleine fait face aux nombreux défis que pose le contexte socio-économique dans lequel s’inscrit la pratique de l’édition.
Lire, écrire, éditer
Après une première incursion dans le domaine éditorial avec la revue Conséquences au début des années 1980, Benoît Peeters se lance dans l’aventure des Impressions Nouvelles avec la conviction que publier des livres est aussi important que publier une revue. « La structure était associative, basée à Paris. À cette époque, Marc Avelot, Jan Baetens et moi, nous étions des gens qui publiaient des livres, plutôt qu’un éditeur. Après quelques années de demi-sommeil de cette structure, il fallait prendre une décision : soit on arrête, soit on lui donne une forme plus professionnelle.
J’avais une petite société de production audiovisuelle à travers laquelle j’ai proposé de récupérer Les Impressions Nouvelles en Belgique, avec Patricia Kilesse pour coéquipière. L’équipe s’est élargie au fil des années et nous avons commencé à publier plus professionnellement vers 2000. Après quelques années, grâce à un premier grand succès de librairie, nous avons rejoint la structure de diffusion et de distribution Harmonia Mundi. » En 2011, à l’initiative de Tanguy Habrand, Les Impressions Nouvelles se sont portées candidates pour reprendre la collection patrimoniale Espace Nord. De cette reprise résulte la publication d’une trentaine de volumes par an au total – « ce qui, dans une structure dont la fragilité s’est accrue ces dernières années, est tout de même conséquent », confie l’éditeur.
Le contexte éditorial ne facilite pas la tâche aux éditeurs indépendants, car beaucoup de titres, s’ils n’ont pas fait leurs preuves dans les trois premiers mois, ont du mal à se maintenir. « Nous n’avons cessé de progresser professionnellement dans un contexte qui n’a cessé de se dégrader. Nos efforts nous ont seulement permis de nous maintenir à la ligne de flottaison. » Aguerris par l’expérience, il n’en reste pas moins que les IN font face à différents défis : sur une collection comme Espace Nord, qui a connu à une époque un grand succès, les niveaux de vente sont, pour la plupart, très faibles. « Je déplore un manque de soutien, que ce soit dans l’enseignement ou dans les bibliothèques de la Fédération Wallonie- Bruxelles, poursuit Benoît Peeters. Comme si la lecture de ces classiques d’hier ne concernait aujourd’hui que de très loin le milieu littéraire, ou que les lectures un peu exigeantes, hors du monde des best-sellers, n’intéressaient plus que des minorités. » À l’exception d’auteurs très identifiés, tels que René Magritte, les auteurs très marqués belges ont du mal à s’imposer en France, explique-t-il. Mais ce problème ne concerne pas uniquement le lectorat français : « Aujourd’hui, on évolue dans une culture du rebond. Nous passons sans arrêt d’un article à l’autre, d’un support à l’autre. Cela nous focalise sur les sujets qui nous intéressent directement. Le fonctionnement des moteurs de recherche et des algorithmes repose sur ce mécanisme-là. L’information culturelle est de plus en plus focalisée sur ce dont on parle déjà, ce qui peut attirer les clics. Or, concernant des publications plus exigeantes, la question de la visibilité est essentielle – il faut savoir si celles et ceux que nos livres pourraient intéresser apprendront leur existence. Les libraires eux-mêmes sont amenés à faire des choix et, on le sait, la visibilité du livre dans une librairie est essentielle. C’est un combat permanent. »
Stratégies et sur-mesure
Par le biais d’Harmonia Mundi, Les Impressions Nouvelles sont représentées dans toute la francophonie. Ainsi, les difficultés potentielles que peuvent rencontrer les livres à exister en librairie sont équivalentes pour les IN et pour des maisons de plus grande envergure. Si les IN souffrent en particulier dans le domaine de la littérature, cela serait plutôt le fait d’une accusation « un peu étrange » de provincialisme : « comme si être établi à Bruxelles rendait nos livres moins crédibles que d’autres. » Un complexe dont semblent souffrir les Belges eux-mêmes et qui se ressent particulièrement dans le domaine des prix littéraires, où une récompense qui émanerait de l’intérieur n’a pas la même valeur qu’un prix français – tout comme il est bien plus difficile pour les auteurs et les autrices publiés dans une maison d’édition belge, et non dans une maison française, d’apparaître sur ces listes. « C’est pourquoi j’ai conseillé à Hélène Gaudy et Emmanuelle Lambert, deux autrices remarquables qui ont démarré chez nous, d’aller vers des maisons parisiennes une fois leur travail repéré. Leurs livres récents sont tous deux apparus dans la première sélection du Goncourt, et il est évident que le même texte chez nous n’aurait pas connu cette trajectoire. »
Bien sûr, certains domaines ne sont pas concernés par ce double standard : la bande dessinée, les livres liés à l’image et, dans une moindre mesure, les sciences humaines. La légèreté de leur structure engendrant des frais généraux moins lourds, les IN ont toutefois la possibilité de publier des titres que de grandes maisons trouvent attrayants, mais dont le potentiel de vente est trop faible. « Cette différence fait que nous recevons certains manuscrits très intéressants et que nombre d’auteurs et d’autrices nous adressent en priorité leur projet. On pourrait penser qu’ils se dirigent vers nous après un refus de maisons prestigieuses, mais non, la possibilité d’une réponse rapide et d’un accompagnement personnalisé, voire d’une date de parution qui ne soit pas trop lointaine, fait que nous entretenons des relations de confiance avec ces auteurs. » Les risques que prennent ces maisons à l’économie plus fragile doivent cependant être compensés par d’autres apports, tels que le soutien de la Fédération Wallonie Bruxelles dont bénéficient les IN, ou des recherches de financement complémentaires au Centre national du livre en France, dans des universités ou des fondations. « C’est une quête assez lourde et laborieuse, mais cet aspect-là est devenu structurellement
indispensable. »
Aujourd’hui, le catalogue des IN représente près de quatre cents titres. Sur ces titres, « un tiers seulement est véritablement toujours vivant, mais pour une maison de notre envergure, c’est déjà très correct », poursuit l’éditeur. C’est là aussi toute la difficulté de gérer un catalogue dans la durée : effectuer de petites réimpressions coûteuses, s’assurer de disposer de stocks suffisants des uns et des autres, surtout lorsqu’il s’agit de livres à la fabrication sophistiquée. « Car l’un des avantages de notre maison est de faire du sur-mesure. Nous n’avons pas un moule absolument strict qui s’appliquerait à tous les livres. Je pense, par exemple, à un ouvrage magnifique comme l’Asturienne de Caroline Lamarche. Passer un mois à la mise en page du livre n’est pas rentable, mais c’est ce qui rend le travail excitant.
Perspectives et possibilités
Les craintes pour l’avenir sont pourtant nombreuses et se pose la délicate question de la relève : « Dans leur Histoire de l’édition en Belgique, Pascal Durand et Tanguy Habrand avaient beaucoup insisté sur le phénomène des maisons liées à une personne et qui s’éteignent avec elle. J’aimerais que Les Impressions Nouvelles ne connaissent pas ce destin et puissent se prolonger au-delà de moi. » Une suite probablement différente, mais qui conserverait les acquis : la structure de diffusion-distribution et un catalogue riche, qui permet de faire exister les livres dans la durée en dépit du contexte socio-économique.
« L’activité d’éditeur, si elle prend une grande place dans ma vie et dans mon temps, a toujours été une forme d’à côté. Je n’ai jamais gagné ma vie à travers l’édition, c’est mon travail d’auteur qui m’a fait vivre. Cette situation particulière fausse un peu le jeu économique : si j’avais dû m’attribuer un salaire, même modeste, la maison ne l’aurait pas supporté. La reprise des IN suppose ainsi quelque chose d’étrange, un mélange de passion et de combat, le sentiment d’une nécessité – à tort ou à raison. » C’est ce sentiment qui pousse l’éditeur à donner leur chance à de nouveaux auteurs et de nouvelles autrices, comme Bénédicte Lotoko, Nathalie Marquès et Esther Demoulin en 2024. Si la plupart des manuscrits arrivés par la poste sont souvent inadéquats, faute d’avoir pris connaissance du catalogue, certains sortent du lot et c’est à la maison d’édition de leur permettre de franchir le pas. « Cela fait partie de notre mission. Prendre des risques, mais aussi donner une chance. Et cette chance ne relève pas strictement du succès du premier livre, mais de l’effet d’autorisation ou d’encouragement que cela donne pour poursuivre, pour aller plus loin. »
Lui-même auteur d’un premier roman paru aux éditions de Minuit, Benoît Peeters se remémore les paroles de Jérôme Lindon : par définition, un nouvel auteur ne manque à personne. Ni Samuel Beckett ni Annie Ernaux n’auraient manqué si une chance ne leur avait été donnée. « Ces livres ne répondaient à aucune demande, une étrangeté qui n’existe pas dans d’autres industries, où l’on réalise des choses en fonction d’une demande préalablement étudiée. Mais, dans le domaine culturel au sens le plus noble du terme, cette demande se crée petit à petit. Aujourd’hui, nous n’imaginons pas un paysage sans Beckett et sans Ernaux. Ils font partie d’une sorte de configuration du monde. Ils ont créé leur propre champ, leurs échos, leurs imitations, leurs polémiques. Cette possibilité me semble essentielle, et justifie qu’on se donne du mal. »
Extrait du magazine Wallonie-Bruxelles Édition n°8.
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