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Je suis folle de faire ce métier !
« Je suis folle de faire ce métier »
Par Michel Paquot
Fondée début 2011, la maison d’édition liégeoise Murmure des soirs s’apprête à publier son centième livre. En se lançant dans l’inconnu après avoir été longtemps avocate, Françoise Salmon a voulu donner corps à sa passion pour la littérature, veillant à toujours privilégier le contact humain avec les auteurs. Un défi gagné vu la qualité de son catalogue, même si, financièrement, elle n’y trouve pas son compte et se désole de la difficulté à faire connaître et lire ses ouvrages. Mais elle est confiante dans la mutualisation de la distribution mise en place par une vingtaine d’éditeurs de la Fédération Wallonie Bruxelles.
« Qu’est-ce que j’étais naïve ! » L’expression revient sans cesse dans la bouche de Françoise Salmon. Car il en fallait effectivement, une dose de naïveté, pour créer une maison d’édition littéraire en imaginant pouvoir en vivre. « Comme, depuis toute petite, j’aime la littérature, se souvient-elle, je me suis demandé ce que je pourrais faire en rapport avec les livres. Je ne pouvais pas être auteure, je n’en ai pas le talent. Pour être libraire, je n’avais pas les reins assez solides. Je me suis donc lancée dans l’édition sans rien connaître de ce métier. » Elle se rend alors, comme chaque année, à la Foire du livre de Bruxelles. Où la chance lui sourit. Elle y fait en effet deux rencontres fondamentales, celles du fils de Thomas Owen, grande figure du roman fantastique décédée en 2002, et de l’écrivain Alain Dartevelle. « Je leur dis que je voudrais fonder une maison d’édition axée sur la littérature belge de qualité, qui ne soit pas à compte d’auteur », raconte-t-elle. Tous deux acceptent de la suivre. Le premier lui donne accès aux archives de son père au sein desquelles elle découvre un texte inédit reprenant ses pensées et aphorismes et le début d’un livre commencé avant sa mort et resté inachevé. Le second lui confie des nouvelles. La Porte oblique et Narconews et autres nouvelles du monde sont ses deux premiers ouvrages publiés en 2011. Elle les tire à 4 000 exemplaires, convaincue de pouvoir rapidement les écouler. Las, elle n’en vend que quelques centaines, ce qui n’est déjà pas mal en Belgique francophone.
La théière et la plume
Rien ne prédisposait Françoise Salmon à devenir éditrice, une profession à laquelle elle n’avait jamais pensé auparavant. À l’époque, elle est avocate en droits de la famille et possède deux bureaux, l’un chez elle sur les hauteurs d’Esneux, dans la province de Liège, l’autre au cœur de la Cité ardente. « J’aimais beaucoup ce que je faisais, c’était passionnant, mais j’étais épuisée. C’est un métier qui demande beaucoup d’énergie, où l’investissement est énorme. Attraper la misère et les problèmes des personnes, c’est lourd, il faut les gérer. » C’est un drame personnel qui la conduit à changer radicalement de voie et à se lancer dans un monde inconnu.
Le nom de sa maison d’édition, Murmure des soirs, est un dérivé de Mémoire des soirs, celui sous lequel, dans son ancienne existence, elle consignait les histoires de vie que des gens lui racontaient. Elles étaient ensuite publiées à quelques dizaines d’exemplaires pour leurs proches. Une façon pour elle de concilier rencontres et écriture, même si, comme elle le précise, « écrire pour les autres, ce n’est pas vraiment écrire. Il y a une différence entre construire une phrase avec sujet-verbe-complément et avoir une plume ». Exit donc « mémoire », bonjour « murmure », terme dont elle aime la sonorité et l’imaginaire qu’il véhicule. Tout en conservant « soirs » car « on lit dans le silence et le soir est propice à cette activité ». Quant au logo qui accompagne ce nouveau label, représentant une théière d’où s’échappe une plume, c’est sa fille, qui connaît l’amour de sa mère pour ce breuvage, qui le conçoit.
Se pose alors la question des couvertures. « Au début, s’amuse aujourd’hui la néo-éditrice, je voulais faire comme Gallimard, une couverture très sobre ne dévoilant rien du contenu. Encore une grande naïveté de ma part. Les couvertures étaient bordeaux avec une phrase manuscrite de l’auteur sur son rapport à l’écriture. Je pensais que c’était très bien, ce qui n’était pas l’avis des libraires qui me disaient qu’elles étaient peu attractives. Et ils avaient raison. » Thierry Horguelin, écrivain et éditeur à L’Herbe qui tremble, lui suggère une couverture blanche ornée de trois photos reflétant le contenu du livre. Elle accepte et, en mars 2018, Pur et nu de Bernard Antoine inaugure ce changement. Murmure des soirs acquiert ainsi une unité graphique reconnaissable, avec des rabats et un marque-page. L’auteur peut proposer des photos, car c’est son texte et l’éditrice ne conçoit pas qu’il ne soit pas partie prenante du résultat final, même si elle garde le dernier mot.
À peine a-t-elle publié ses deux premiers livres que Françoise Salmon est assaillie de textes en tous genres. « Vous n’imaginez pas le nombre de personnes qui écrivent et ont envie d’être éditées ! Lire les textes, sélectionner ceux qui m’intéressent et ensuite accompagner l’auteur, lui suggérer des modifications, des retraits, des ajouts, c’est cela le métier d’éditeur et, à mes yeux, le plus passionnant. » Les premières années, elle publie cinq à six livres par an, puis le rythme s’accélère, passant de huit à dix. « Mais dix, concède-t-elle, c’est beaucoup trop pour bien suivre le livre dans le petit milieu belge. Lors de la dernière Foire du livre de Bruxelles, quatre ont paru simultanément, c’était trop. »
Le respect du lecteur
Pour qu’un livre soit publié, il faut qu’il y ait une écriture. Ce qui reste fort subjectif. « Une écriture, c’est toujours une tonalité, pense Françoise Salmon. C’est l’habillage d’une histoire qui peut être très sobre, avec des phrases courtes, ou, au contraire, plus fouillé, avec des phrases plus recherchées. Une histoire d’adultère, par exemple, peut-être extrêmement banale ou passionnante, cela dépend de l’écriture. On sait reconnaître quand un livre est bon, on le sent instinctivement. Je pense toujours au lecteur, mes goûts ne sont pas forcément les siens et inversement, il m’arrive de publier des livres de genres que je ne lis pas spontanément, comme la science-fiction. » Aujourd’hui, près de trois à quatre tapuscrits atterrissent quotidiennement dans la boîte aux lettres de Murmure des soirs, pris en charge par quatre lecteurs. « Je tiens à ce que chaque texte soit lu et qu’un avis soit rendu à l’auteur qui y a mis tout son cœur. On lui doit du respect, c’est une valeur humaine fondamentale. Au début, je justifiais les refus par des remarques bienveillantes, mais certaines personnes ne pouvaient pas les entendre. Et parfois, je ramassais des insultes. Maintenant mon retour est plus concis. » Lorsqu’un texte est choisi, le contact est pris avec son auteur. « Ce premier contact est important car, si on le trouve imbuvable, il n’est pas possible de l’accompagner ensuite. Cet aspect humain est indispensable vu qu’une relation de longue durée se met en route. Si la rencontre se fait, l’un de nous accompagne l’auteur jusqu’à la finalisation du texte. J’ai la chance de travailler avec des personnes de valeur, d’une qualité humaine remarquable. »
Une meilleure qualité de vie
Murmure des soirs et d’autres maisons d’édition belges viennent récemment de franchir un nouveau pas en mutualisant leur distribution et leur diffusion, leur permettant notamment d’être davantage présents en France et en Suisse. Une évolution dont sa fondatrice se réjouit. « Au départ, je mettais les livres en dépôt chez les libraires, ce qui, à terme, était impossible à gérer. Faire du porte-à-porte tout le temps, c’était épuisant. J’ai ensuite eu un premier distributeur, mais je n’ai pas eu de chance. Et un éditeur peut se planter avec une mauvaise distribution, vu le pourcentage qu’on laisse, et qui est justifié. Cette distribution mutualisée est une opportunité magnifique. On va avoir un diffuseur qui jouera le rôle du représentant, quel gain de temps ! Et, en plus, il pourra présenter aux libraires différentes maisons d’édition. J’y crois. »
Près de quatorze ans plus tard, l’ancienne avocate n’a-t-elle jamais remis en question le tournant opéré à sa vie ? « S’il m’arrive de regretter certains aspects de mon premier métier, car j’aimais beaucoup plaider, en qualité de vie, j’y ai gagné. C’est un autre stress, je relativise beaucoup plus par rapport à des livres que par rapport à des personnes. Même si je me dis toujours que je suis folle de faire un métier qui ne me fait pas vivre. Parfois, je suis fatiguée, usée, en voyant que c’est tellement compliqué, lourd, pour si peu de ventes. Il en faut de la passion car, côté finances, je ne m’y retrouve pas. J’ai investi énormément, j’ai emprunté moi-même et aujourd’hui, je reçois des subventions de la FWB. Heureusement, sans elles, je ne m’en sortirais pas, comme la plupart des éditeurs belges. On travaille des heures et des heures et, la majorité du temps, on ne rentre même pas dans nos frais. Mais le lecteur ne s’en rend pas compte. »
En octobre, Françoise Salmon lance une nouvelle collection de livres inclassables avec deux parutions : Babioles de Christophe Kauffman, des textes courts, et Poste restante de Frédéric Kurz, des lettres à des auteurs jamais envoyées. Et au printemps prochain, elle publiera son centième titre. Ce qu’elle a du mal à croire.